On croit que cela n’arrive qu’aux autres, ceux que l’on ne connaît pas. Et puis un jour on apprend que le neveu d’un ami, de ceux qui vous sont chers, de ceux que vous connaissez depuis plus de trente ans, avec lesquels vous avez partagé le sel et la colère, la jeunesse de nos ambitions qui étaient au fond modestes, vivre dignement, sans porter la honte de nos reniements pour un bout d’appartement sans fenêtre, un bout de terrain, une promotion, de ceux avec lesquels vous partagez les fins de mois difficiles, l’éducation des enfants, la vie quoi, celle de tous les jours, banale comme un lever et un coucher du soleil. Et puis cet ami est là, dans votre cuisine, son neveu, le fils de son frère, s’est immolé. « Que veux- tu faire ? » vous dit cet ami.
Subitement, le partage d’une vie ou d’une mort n’est plus banal.
Le monde, ce jour là, ne s’est pourtant pas effondré. Les amis du petit immolé à 24 ans auraient cependant souhaité qu’il soit au moins bouleversé, au moins autant qu’eux-mêmes. Ils auraient voulu mettre le feu aux quartiers de misère qui leur tiennent lieu de camisole. Ils sont venus sur leurs mobylettes en criant Allah ouakbar, Dieu est grand, non pas en prière, mais en colère, en fureur, presque une injure au ciel. Ils ont enlevé le linceul pour le porter en terre, en espérant que leurs cris allaient réveiller les morts. Ni la mosquée, ni le ciel, ni l’alcool ne pouvaient les contenir. Mon ami a été anéanti, réduit au rang de spectateur de son propre deuil, effrayé par ce qu’il voyait.
Des jeunes, tels des zombies sortis le jour, eux qui ne vivent que la nuit. Le jour, ils dorment pour oublier le poids du monde des exclus. La nuit ils s’en vont en bande dans la forêt qui les entoure et ils oublient encore, buvant au goulot ce mauvais alcool, cette mauvaise herbe qui a le bonheur d’anesthésier leurs consciences. Chômeurs, vendeurs à la sauvette, petites arnaques et tristes sorts, ils portent le poids de nos impuissances à changer le monde, ce monde où on peut même s’immoler presque par inadvertance. Sur son lit de mort, le petit neveu de mon ami, demandait pardon. « Pardonnez-moi », disait-il à son père, je ne voulais pas me tuer. « Que Dieu me pardonne, je ne voulais pas… » Brûlé, brûlé, il voulait vivre. Prononçant la chahada pour être accueilli au ciel, lui qui n’avait pas été accueilli sur terre.
La veille, il s’était disputé avec sa jeune sœur, à moins que cela ne soit avec sa mère, dans la promiscuité qui leur était familière, il s’était disputé, dans l’étroitesse des issues, ils s’étaient fait mal, les uns contre les autres. Dans ce cas là, les hommes prennent leurs vestes, leurs fourbis et ils sortent dans la nuit, furieux du mal qu’ils ont fait et qui leur est fait. Il est sorti dans ce quartier sous haute surveillance policière, où toujours un fourgon tourne, et tourne étouffant les classes dangereuses, leurs résistances, encerclant leurs taudis, leurs humiliations, leur pauvreté, leur chômage, rendant la vie encore plus amère, plus détestable et détestée.
« Qu’est-ce que tu fais là ? », lui ont demandé ses geôliers dans la brutalité qui leur est permise en ce lieu sans lumière. Qu’est-ce que tu fais là sur cette terre ou rien ne t’appartiens pas même le droit de pleurer dans la solitude ? « Foutez-moi la paix, leur a-t-il répondu, sinon je vais me tuer », les mains pleines d’allumettes et d’alcool à brûler. « Fais-le, si tu en est capable », lui ont-ils craché avant de l’abandonner dans la nuit. Alors il l’a fait. Il en a été capable.
Mon ami m’a dit : il était habillé de plastique des pieds à la tête, 100% acrylique aussi il n’avait aucune chance de survivre. Il était habillé 100% de la résine des pauvres qui brûle aussi vite que la paille en pays aride. Ainsi meurent les brindilles au pays du pétrole.
Nous ne sommes pas égaux devant la mort, écrivait Nazim Hikmet, dans la mort comme dans la vie.
Et si sur la tombe de ce petit, s’élèvent pour nous encore et encore les défis d’avenir aucune barricade, aucune défaite, aucune victoire n' effacera ce goût de cendre qui colle à nos langues mutilées. Vivre en Algérie..